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Photo du rédacteurDaniel Shoushi

Shemihazah, le Seigneur des anges déchus


Ange déchu

Les manuscrits araméens du Livre d’Hénoch découverts à Qumrân contiennent la liste des vingt chefs du groupe de Veilleurs descendus sur Terre prendre pour femmes des filles d’homme, donnant ainsi naissance aux Géants. Ce récit d’Hénoch est bien sûr à rapprocher du récit de la Genèse :


« 1 Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre, et que des filles leur furent nées,

2 Les fils de Dieu (beney Elohim) virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu'ils choisirent.

3 Alors l'Eternel dit : Mon esprit ne restera pas toujours dans l'homme, car l'homme n'est que chair, et ses jours seront de cent vingt ans.

4 Les géants (Nephilim) étaient sur la terre en ces temps-là, après que les fils de Dieu furent venus vers les filles des hommes, et qu'elles leur eurent donné des enfants: ce sont ces héros qui furent fameux dans l'antiquité. »


Le chef des anges déchus apparaît à plusieurs reprises dans les manuscrits araméens du Livre d’Hénoch, il se nomme Shamihazah. L’étymologie de son nom propose de nombreuses variantes d’interprétation : « Shem voit » ou « Le Nom voit » ; « Mon Nom a vu » ; ou encore Shem Hazzi « Shem du mont Hazzi », un nom divin syrien équivalent de l’ougaritique Baal Saphon « Baal du mont Saphon ».


Le terme Baal équivaut au nom Seigneur dans les langues sémites, nous obtenons ainsi une traduction plus correct de l’intitulé de l’ange Shamihazah: « Seigneur du mont Hazzi ». Ce parallèle permet d’associer le mythe des anges déchus à la montagne sacro-sainte de Syrie Hazzi, que les grecs ont nommé Cassius. Une lecture « Seigneur du mont Cassius » suppose donc une identification de cet ange avec le dieu de l’orage Baal, dieu résidant sur le sommet de cette montagne. Le pacte des anges déchus, que nous allons voir par la suite, s’est déroulé sur une autre montagne d'après les textes de Qumran, le pacte eut lieu sur le mont Hermon. En fait, les esséniens ont voulu jouer sur une consonance, un jeu de mot, afin d’inscrire le mythe sur le mont Hermon plutôt que le mont Hazzi. La tradition relative au serment des anges sur le mont Hermon présente les caractéristiques d'un récit étiologique bâti sur une étymologie étoffée à partir d'un verbe araméen formé sur herem, « anathème » (jeu de mot entre Hermon et Herem).


Mont Cassius (Hazzi)

Le terme « fils » d’Elohim, beney en hébreu, qui désigne les anges déchus ne sert pas à marquer ici la filiation physique, biologique, mais plutôt l’appartenance à un groupe. Les beney Elohim sont des êtres appartenant au monde divin exactement comme les beney ha-adam font partie de l’espèce humaine ou comme les beney hannebi ´im sont des personnes appartenant au monde des prophètes.


L’existence du mythe des anges déchus dans la littérature juive antique sert à expliquer l’origine du mal sur terre, c’est la raison pour laquelle les esséniens de Qumrân s’intéressaient tout particulièrement à ce mythe. L’existence d’esprits malfaisants, qui tourmentent les hommes, qui sont à la source de toutes maladies et pathologies, de toutes guerres et de tous les troubles agissants dans une société vont être assimilés aux anges déchus (les Veilleurs). Les Veilleurs ne sont autres que les Egregores des traditions gnostiques, puisque le texte grec d’Henoch mentionnent les Veilleurs par le mot grec « Egregori ». De nombreuses traces mythologiques dévoilent une influence mésopotamienne et grec sur le mythe des anges déchus, et leurs descendants. La chute des anges appartient à un mythe astral dans lequel s’inscrit le mythe grec des Titans, ceux-là même qui se révoltèrent contre Ouranos, puis pour certains d’entre eux contre Cronos. Dans la mythologie mésopotamienne les génies, les Utukku, sont répartis en deux groupes: les bons et les mauvais. Ces mauvais génies, Asakku en Akkadien, accablent les hommes de maladies, leur inspirent des actions criminelles, jettent la désunion dans les familles, font périr les troupeaux. Nul moyen de les apaiser, car ils n'écoutent « ni la prière ni la supplication ». Il y a eu donc un syncrétisme de la part des anciens hébreux entre les beney Elohim, les Titans et les Asakku.


Enmeduranki, qui se décompose ainsi En-me-dur-anna-ki, est le 7ème roi sumérien d'avant le déluge. Il partage d’indéniable racine mythologique avec Henoch, le 7ème patriarche biblique antédiluvien dont tous deux sont maîtres de la Connaissance des cieux. D’ailleurs, il est probable que le nom d’Henoch provienne d’Anna-ki, les deux dernières syllabes d’Enmeduranki, signifiant respectivement « Ciel » (Anu) et « Terre » (Ki). La première syllabe En a pour sens « Seigneur », « Maître » ; le Me renvoie aux pouvoirs et aux connaissances que ce Seigneur humain diffuse autour de lui, nous dirions aujourd’hui une aura divine ; quant au Dur, cela dénote le lieu d’où émergea l’univers, c’est-à-dire la Colline primordiale. Nous pouvons définir le 7e roi sumérien comme « Seigneur de la Connaissance ultime, Colline primordiale d’où a jaillît le Ciel et la Terre ».


Continuons notre enquête avec les Veilleurs. Les Veilleurs décident de descendre sur Terre pour coucher avec les filles des hommes, ils prêtent un serment mutuel, jurant de ne pas revenir sur leur décision (de descendre, yarad) et se promettant l’anathème (herem) dans le cas contraire. Ces conjurateurs célestes descendent donc, « au temps de Yéréd, sur le sommet du mont Hermon », un jeu de mot explicite en araméen et s’unissent aux filles des hommes. Ils apportent avec eux des éléments, à priori, civilisateurs: arts de la guerre, métallurgie, magie, astrologie, médecine, météorologie, botanique, etc. Par leur descente, les Veilleurs réintroduisent dans le monde quelque chose du Chaos primordial que Dieu avait soumis à ses pouvoirs démiurgiques lors de la Création, distinguant la lumière des ténèbres et séparant le Ciel de la Terre.


De leur union contre nature avec les filles des hommes naîtront ainsi les géants (Nephilin). Le résultat de la descente des Veilleurs sur Terre, est l’émergence de la violence et du mal, et aussi le déluge qui ne pourra toutefois assainir pleinement la Terre de cette pollution indélébile. Lorsque le cri de la Terre monte au ciel, les principaux anges (Michel, Raphaël et Gabriel) convainquent Dieu d’intervenir. Celui-ci annonce le déluge à venir. Le chef des Veilleurs sera enchainé par Raphaël et enfermé sous des pierres dans les ténèbres du « désert qui est à Dadouël », le visage recouvert afin qu’il ne voie jamais la lumière. Ses compagnons ne pourront plus remonter au Ciel ; rejetés du côté du Chaos primordial ils devront attendre le jour du grand jugement dans « l’abîme du feu, dans le tourment et dans la geôle de réclusion perpétuelle ». Quant aux « bâtards », « les fils de la débauche », les géants, ils seront égorgés jusqu’au dernier par Gabriel sous les yeux de leurs pères.


Anges déchus, le serment sur le mont Hermon

Procédant à la fois du divin et de l’humain, les géants ne pourront toutefois être entièrement anéantis. Seuls leurs corps, en effet, seront détruits: « Des esprits mauvais sont issus de leurs corps, parce qu’ils procèdent des humains, tout en tenant des saints Veilleurs leur principe et leur origine ; ils seront appelés esprits mauvais ». Les esprits immortels des géants, arrachés à leurs corps mortels égorgés, séviront désormais sur Terre contre les hommes, causant le malheur de ceux-ci. Ce sont ces « esprits mauvais » que nous appellerons « démons ». Errants sur terre, les esprits mauvais que sont les démons cherchent à retrouver un corps. Pour le livre des Jubilés, bien-sûr, ce sont d’abord les hommes « qui ne marcheraient pas dans la rectitude » qui encourent un tel risque. Mais une loi juive participe très fortement au mythe des anges déchus et des géants, c’est celui du port du châle sur la tête pour les femmes.


Les femmes chastes doivent se couvrir la tête d’un châle afin de ne pas tenter l’homme, est-il dit dans les textes, lorsqu’une femme retire son châle les démons viennent et de part leur beauté, elle risque d’engendrer un enfant malsain, et par la suite c’est la société entière qui en vient à être perturbée. Le Chaos déchire l’Ordre, l’univers organisé par Dieu, les ténèbres s’engouffrent au sein du monde des hommes par l’intermédiaire d’esprits malsains. C’est dans ce contexte que le mythe des anges déchus et des géants prend sens au sein des peuples sémites. L’exorcisme devient indispensable dans un contexte essénien où l’homme peut à tout moment perdre sa pureté, les esprits mauvais rodent autour de chaque homme attendant la faute pour prendre possession d’un corps.


Un rouleau de psaumes du Ier siècle avant J.-C., mis à jour à Qumran, vient confirmer qu’à David sont attribués des « chants » qu’il convient de réciter devant les « possédés ». Dans ce rouleau, on lit en effet que :


« Yahvé lui donna un esprit éclairé et doué de discernement. Et il écrivit 3600 psaumes ; et des chants à chanter devant l’autel sacrifices perpétuels (tamid), pour chaque jour, pour tous les jours de l’année : 364 ; et pour les offrandes (qorban) du shabbat : 52 chants ; et pour les offrandes (qorban) des néoménies, et pour tous les festivals, et pour le Jour du Grand Pardon: 30 chants. En tout, les chants qu’il déclama furent 446 et des chants à exécuter devant les possédés (pegua‘im) : 4. (...). »


A Qumran, le maintien à l’écart des forces néfastes qu’incarnent les démons, par-delà la seule médecine ou l’exorcisme, participe également d’une lutte cosmique opposant en cet âge où règne le mal, les Fils de lumière aux Fils des ténèbres. C’est dans le contexte de ce combat, auquel participent activement les membres du yahad (la communauté qumrânienne), que s’inscrit la récitation par ceux-ci d’hymnes apotropaïques.


 

Sources :


Titre : Le premier manuscrit du livre d'Hénoch : Etude épigraphique et philologique des fragments araméens de 4Q201 à Qumrân

Auteur : Michaël Langlois

Editions : Cerf


Titre : Aramaica Qumranica

Auteur : Katell Berthelot et Daniel Stökl Ben Ezra

Editions : Brill


Article : Delcor Mathias, « Le mythe de la chute des anges et de l'origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans l'apocalyptique juive. » Histoire des traditions. In: Revue de l'histoire des religions, tome 190, n°1, 1976. pp. 3-53.


Article : Dubois Claude-Gilbert, « L'invention du mythe des « anges rebelles » », Imaginaire & Inconscient, 2007/1 (n° 19), p. 31-50. DOI : 10.3917/imin.019.0031. URL :

https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2007-1-page-31.htm


Article : Daniel Barbu et Anne-Caroline Rendu Loisel, « Démons et exorcismes en Mésopotamie et en Judée. ». I Quaderni del rame d'Oro on-line. n. 2 (2009), pp. 304-366

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