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Ivan Guermeur

Entre magie et médecine. L'exemple du papyrus Brooklyn 47.218.2



fig. 1 - Le papyrus Edwin Smith, verso, col. 1.

D’après J.P. Allen, The Art of Medicine in Ancient Egypt,

New York, 2005, p. 106. (aussi en 3e de couverture)


"Au total, il est vraisemblable que les médecins primitifs, comme leurs collègues civilisés, guérissent au moins une partie des cas qu’ils soignent, et que, sans cette efficacité relative, les usages magiques n’auraient pu connaître la vaste diffusion qui est la leur, dans le temps et dans l’espace". Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, chap. IX, p. 206.


Si des auteurs anciens, tels Homère et Hérodote, voire les médecins Hippocrate et gallien eux-mêmes, accordèrent une grande réputation aux médecins égyptiens et si de nombreux souverains orientaux souhaitèrent ardemment bénéficier au sein de leurs cours des compétences de ces savants thérapeutes (1), l’art médical égyptien ne semble pas jouir aujourd’hui du même intérêt auprès des historiens de la médecine, même s’ils peuvent à l’occasion lui reconnaître une certaine influence sur la médecine grecque, comme le note Jacques Jouanna : "une influence de la médecine égyptienne lors da période ancienne est très possible, dès la première édition des Sentences cnidiennes et aussi au moment où la thérapeutique cnidienne s’est enrichie ; il est beaucoup moins probable que l’étiologie cnidienne ait subi, comme on a voulu le montrer l’influence de l’Égypte" (2). Aussi, la plupart des discussions sur une éventuelle survivance de la médecine égyptienne dans la tradition grecque, et a fortiori dans les traditions médicales occidentales, est demeurée anecdotique. on a noté, ça et là, quelques faits qui peuvent prêter à discussion : le concept égyptien des corruptions naturelles, les oukhedou (wxdw), qui aurait influencé la théorie cnidienne des résidus et de la montée et descente des flux, perîssômata (3), mais qui demeure peu vraisemblable (4), ou bien des éléments de terminologie adoptés – quasi littéralement – en grec, comme le nom égyptien du mal de tête, ges-dep (gs-dp), "moitié de tête", qu’on retrouverait traduit mot à mot hémicrânia, "migraine".


Il est vrai que les historiens de la médecine ont surtout relevé dans ces textes l’"inextricable enchevêtrement d’expérience clinique et de magie", pour reprendre les mots de mario Vegetti (5), ce qui, pour celui qui n’est pas familier de ces traités "savants", les caractérise de prime abord et certains égyptologues n’ont pas manqué de conforter cette approche. on a pu considérer qu’il y avait eu, au fil du temps, une certaine dégénérescence de l’art médical, du fait de la contamination supposée de pratiques magiques, aussi ne s’étonnera t-on pas de lire sous la plume du grand égyptologue danois Wolja Erichsen : "Cependant nous constatons aussi que cette médecine tardive était contaminée par des phénomènes de dégradation (i.e. la magie) qui petit à petit progressent aussi dans les grands ouvrages de l’époque pharaonique" (6).


Pourtant – et cela peut s’avérer un truisme de le rappeler aujourd’hui –, il serait inopérant d’essayer d’opposer la pratique du médecin antique à celle du sorcier, tant ces deux approches de l’art de la guérison, qui nous semblent aujourd’hui si contradictoires, ne l’étaient pas à l’époque et les textes qui, a priori, nous paraissent purement médicaux, au sens le plus orthodoxe du mot, tels les papyrus Ebers ou Edwin Smith [fig. 1 et voir en 3e de couverture], comportent aussi des passages que nous qualifierions aisément de "magiques" :


"Formule pour purifier une chose quelconque de la morbidité annuelle : que tes émissaires soient brûlés, Ô Sekhmet ; que tes massacreurs reculent, Ô Bastet ; qu’un démon annuel ne vienne pas me chercher que- relle ! ton souffle ne m’atteindra pas, car je suis Horus qui a prise sur les démons errants de Sekhmet. Je suis ton Horus, Ô Sekhmet ! Je suis ton unique, Ô ouadjyt ! Je ne mourrai pas de ton fait ! Je ne mourrai pas de ton fait ! Je suis celui qui est joyeux ! Je suis celui qui jubile ! Ô fils de Bastet, ne me tombe pas dessus ! Ô massacreur, ne me tombe pas dessus ! ne m’ap- proche pas ! Car je suis le roi qui est dans sa chambre. L’homme (à protéger) doit réciter cette formule devant une fleur fraîche, attachée à un morceau de bois-des et nouée avec une pièce de lin de première qualité. En brosser les choses (à protéger). Cela éloigne de la morbidité annuelle, repousse le passage des massacreurs sur tout aliment et aussi dans les chambres à coucher" (7).


En effet, le praticien égyptien ne pouvait connaître les causes du mal qu’il observait et qu’il pouvait décrire, avec une certaine précision d’ailleurs. Il en était donc réduit à soulager le patient et à lutter contre ces agents pathogènes, qu’il supposait venus de l’extérieur, qui étaient identifiés à des forces hostiles contre lesquelles on luttait avec un arsenal de formules et de traitements, qui nous paraissent parfois "exotiques" : cataplasmes, employant à l’occasion des ingrédients extravagants (8), voire une pharmacopée excrémentielle (9), textes mis par écrit et formant des phylactères variés, interpellant diverses divinités, que l’on portait au cou ou que l’on introduisait dans divers orifices, etc.


Le papyrus Brooklyn 47.218.2 est de ce point de vue assez exemplaire, tant s’y mêlent, de manière très logique d’ailleurs, des parties magiques d’une part et des traitements médicaux, que nous qualifierions de "classiques", d’autre part. Ce document, conservé au Brooklyn museum de New York, fait partie d’un important lot de papyrus (essentiellement hiératiques et araméens) légués au musée en 1947 par mme theodora Wilbour, en souvenir de son père l’égyptologue collectionneur Charles Edwin Wilbour. triés au début des années cinquante par georges posener, ils ont été en grande partie déroulés et les nombreux fragments (près de 100 000) regroupés sous la conduite de Serge Sauneron en 1966 et 1968 ; la mort pré- maturée de ce dernier, en 1976, mit un arrêt brutal à ces travaux éditoriaux et les nombreux manuscrits dont il préparait la publication sont demeurés inédits.


À la suite de S. Sauneron (10), on a longtemps supposé que ces textes étaient originaires d’Héliopolis, toutefois, celui-ci ne pouvait connaître certaines données nouvelles : des papyrus, souvent inédits, exhumés au cours des fouilles conduites par O. Rubensohn à Éléphantine et conservés à Berlin, présentent des caractéristiques très semblables à celles de ceux de Brooklyn, tant du point de vue paléographique que de leur contenu et un rapprochement s’impose (11).


Par ailleurs, d’autres informations laissent entendre que Wilbour a peut-être acquis ces papyrus à la même occasion que les papyrus araméens de Brooklyn, qui proviennent quant à eux assurément d’Éléphantine (12). Le papyrus médical inédit, en cours d’édition, que l’on peut dater paléographiquement entre le IVe et le Ier siècle av. J.-C., mesure dans son état actuel, en dehors d’une cinquantaine de fragments retrouvés en 2009 et 2013 et appartenant aux deux ou trois premières pages [fig. 4 et voir en 2e de couverture], 2,43 mètres de long et contient la partie supérieure (de 20 à 23 lignes) de huit pages, écrites d’une main ferme sur un papyrus d’une grande finesse et dont l’encre est encore très noire. tout d’abord, précisons que ce texte est de nature "obstétrique", c’est-à-dire qu’il traite de la femme enceinte, avant l’accouchement et après celui-ci. Il concerne aussi la protection du nouveau-né. de ce point de vue, il est assez différent du traité gynécologique de Kahun, daté de la fin du Moyen Empire (13), avec lequel il présente pourtant quelques parallèles, comme nous le verrons, et qui traite de toutes sortes de problèmes médicaux dont peut-être atteinte une femme ; il se distingue aussi nettement du Mutter und Kind de Berlin (14) qui s’apparente plus à un papyrus magique qu’à un véritable traité médical.


fig. 2 - Le papyrus Brooklyn 47.218.2, col. X + VII.

© the Brooklyn museum of Art, New York


Ce texte [fig. 2] peut être divisé en plusieurs parties qui s’organisent très logiquement (15) :


A) Aux colonnes x+I à x+III, on traite de la fécondité de la femme. Son éventuelle stérilité est assimilée à un envoûtement, pour lequel on procède donc à un contre-envoûtement, comme le montre ce passage, situé à la page II (lignes 1 à 9) :



"Autre formule : Ô cette femme, ta protection a été pourvue par Horus, ta protection a été consacrée par Seth, tes formules magiques ont été mises en bandelettes par les Khebkhebous, sur leur mère [Isis], la grande, qui est au milieu du fleuve, prégnante de ces quatre [dieux], la succession d’Haroéris, qui protège [son père] de ses ennemis, à savoir Amset, Apy, Douamoutef, Qebehsenouf. C’est Isis cette femme, [... puisse-t-elle dire :] ‘que vive [éternellement] celui qui est dans son ventre, à savoir cet enfant mâle’. [Ils] se réjouissent à propos de ce qui est en lui (i.e. le ventre ?) (16), comme ils se réjouissent à propos d’Isis qui est dans le canal du lieu divin (17), étant prégnante, se cachant devant son frère Seth. Ils ne seront pas malades ! Ils ne seront pas agités ! Ils ne jetteront pas à terre ce qui est en eux !


Puisse-t-elle s’éveiller apaisée, puisse son corps s’éveiller apaisé, puisse son utérus s’éveiller apaisé, puisse le devant de son vagin s’éveiller apaisé, puisse ce qui est entre ses jambes s’éveiller apaisé, puisse ce qui est dans son giron s’éveiller apaisé. Vous ne serez pas inconscients et vous ne jetterez pas à terre ce qui est en eux. Ô cette femme, ta protection c’est la protection d’Isis qui est dans le canal du lieu divin. Horus, osiris, thot et Horus(-wr ?) sont ta protection, ils accomplissent ta protection en tant qu’actions d’Isis, ils accomplissent ta protection avec le tendon qui est dans les chevilles d’Osiris".

"Paroles à dire sur un ‘tendon-de-phénix’, fait en sept nœuds, donné à la femme, pour son anus. S’il n’y a pas de ‘tendon-de-phénix [...]...".


N.B. : Les parties en gris dans les textes hiéroglyphiques et dans les traductions correspondent aux parties écrites à l’encre rouge par les scribes.


On procède donc à une analogie où l’on assimile la femme à Isis, la mère par excellence, et donc l’enfant à venir à Horus, et le perturbateur, celui qui empêche la dame d’être enceinte, est bien entendu Seth, nommé plus loin, qu’on accuse même d’avoir brisé l’œuf, la matrice, qui est dans le ventre de la femme.


B) Aux colonnes x+III à x+IV, on évoque les enfants mort-nés et aussi la protection des enfants dans le ventre de leur mère.



"Autre amulette destinée à une femme dont les enfants viennent au monde sans que vive sa progéniture. Ô Rê, Ô Atoum, Ô khépry, Ô Chou, Ô Tefnout, Ô Geb, Ô Nout, Ô Osiris, Ô Isis, Ô Bê, Ô Nephthys, Ô les dieux et déesses qui sont dans le ciel et dans la terre, voyez-vous ce qu’un ennemi, une ennemie, un mort et une morte, et ainsi de suite, les dieux, les gens, les hommes, les femmes qui accomplissent toutes sortes de méfaits ont fait contre unetelle née d’unetelle ? Ils ne permettent pas que vive pour elle un fils ou bien une fille !".

"Et voilà que les âne(s) entendirent ça et aussitôt les âne(s) moururent et leurs ânons trépassèrent. donc ce pays sera privé d’incarnation de Seth ! Comment se comportera donc ce pays sans que n’y existe plus d’incarnation de Seth ?".

Neuf paragraphes construits sur le même schéma, où sont mentionnés tour à tour Ba, Apis, Ounout, Chésémou, Baba, Sobek, Sekhet, Ouadjyt et Âmâm, ainsi que des animaux auxquels ils sont associés suivent cet extrait qui se termine par la formule (18) :

"À réciter sur une entrave en saule, une houe en [... fi]celées avec du ‘tendon-de-phénix’ sur une toile grossière de fil noir. oindre la tête de la femme avec du suif de petit bétail. placer l’amulette à son cou".


C’est la menace de désordre cosmique qui est employée par le praticien pour susciter l’intervention des dieux interpellés dans l’incipit de la formule.


C) À la colonne x+V, toutes les difficultés ayant été surmontées, la naissance approche et on s’occupe alors de la protection de la chambre de la parturiente, de son lit. Pour ce faire, on a recours à des formules magiques, dont on trouve des exemples très comparables, par exemple dans le Rituel pour la protection du roi pendant les douze heures de la nuit récemment réédité (19):



"Chapitre de protéger la chambre de la parturiente : unetelle née d’unetelle dort sur une natte de roseaux (variante : une natte pure d’alfas), tandis qu’Isis se tient en son giron, que nephthys se tient derrière elle, Hathor étant sous sa tête et rénénoutet sous ses jambes ; Ipetouret assurant sa protection et les dieux et déesses la gardant. Au cas où viendrait un ennemi, une ennemie, un mort, une morte, un adversaire, une adversaire, et ainsi de suite, toute chose mauvaise et douloureuse qui surviendrait contre un(e)tel(le) né(e) d’unetelle, à l’heure du jour, alors les sept combattantes (flèches) seront très efficaces en repoussant un adversaire d’unetelle née d’unetelle, chacune d’entres elles assurant sa protection."


Un fait notable, le document n’évoque pas l’accouchement et les complications qui peuvent se produire à cette occasion, on peut supposer que pendant cet événement, le praticien n’intervenait pas, peut-être était-ce là un moment réservé aux seules femmes et sages-femmes, excluant la présence d’un homme, même d’un praticien.


D) Par la suite, les conséquences physiologiques pour la "femme qui a mis au monde récemment" sont abordées de manière très "médicale" aux colonnes x+V à x+VI : c’est la partie où l’on trouve la pharmacopée :



"Remèdes pour une femme qui a récemment donné naissance et souffre d’une douleur intense dans l’abdomen : si tu procèdes à l’examen d’une femme qui souffre d’une douleur intense dans l’abdomen, qui a les deux aires tendues, souffrant d’un côté, depuis le cœur jusqu’à la région pubienne, dans la moitié droite ou dans la moitié gauche, de sorte qu’elle n’est plus capable de dormir, tu dois conclure à propos d’elle : ‘c'est un déplacement de l’utérus, il a bougé et il est douleureux dans l’abdomen, c’est une maladie que je peux traiter.’Et tu feras pour elle : pain-bekhesou sec. Broyer finement. Chauffer avec de la graisse d’oie neuve. manger. Autre : bois-maâou. Broyer finement dans du miel. manger pendant quatre jours".

Comme le notait déjà Serge Sauneron, qui commentait ce passage : "on reconnaîtra aisément les différents stades de la procédure médicale : description de la douleur et autres symptômes ; diagnostic de la maladie comme origine des troubles ; décision quant au traitement (ou non traitement) de la maladie ; et prescription pour le traitement. Les méthodes contemporaines ne sont guère différentes. Jusqu’à présent la structure très rationnelle du papyrus chirurgical Edwin Smith lui accordait une place unique parmi les autres textes médicaux. on sait désor- mais que quelque 1500 ans plus tard, les médecins égyptiens appliquaient les mêmes méthodes rationnelles pour traiter leurs patients. Cela constitue un triomphe des capacités rationnelles et constructives de l’esprit humain sur les incantations purement magiques. Avant l’évolution de la pensée rationnelle grecque, l’égypte a déjà fait des progrès décisifs dans ce domaine" (20).


Témoignage de la permanence de certaines traditions et aussi d’un aspect "conservatoire" de ces "collections" de traités que l’on trouve à l’époque tardive (21), un passage de ce texte trouve un parallèle exact dans un papyrus provenant de Kahun et qui date du Moyen Empire (22), seule la pharmacopée a été adaptée, ce qui témoigne d’une évolution et non d’une stérile répétition :



"[Diagnostic d’]une femme qui a [récemment] donné naissance : [Si tu procèdes à l’examen d’une femme] qui a récemment donné naissance et qui souffre [de l’anus, de la région pubienne, de la racine [des cuisses (= l’aine) tu dois conclure à propos d’elle : ‘ce sont des excrétions de son] utérus’. Alors tu devras faire [pour elle : ...] graisse de cochon mâle (ou sauvage) ; feuille d’acacia ; lait (de femme ayant mis au monde) un garçon. mélanger en une masse homogène, très tôt le matin pendant quatre jours."


E) dans la dernière partie du texte, tel qu’il est actuellement reconstitué, aux colonnes x+VI à x+VIII, l’enfant est né, être fragile ; il faut le préserver de tous les dangers qui l’entourent, en particulier de tous les mauvais génies qui l’effraient et provoquent cris et larmes. on assimile ses cris et ses pleurs à des angoisses et des cauchemars, provoqués par toutes sortes de succubes et d’incubes. Sur la dernière page, où les allusions mythologiques sont nombreuses, on évoque la main d’Atoum qui est personnifiée et dont on nomme chacun des doigts, toutefois dans un contexte qui demeure encore confus et qui pose de nombreux problèmes d’interprétation :


"Livre de chasser crainte et effroi d’une fillette : je suis la déesse hippopotame (nourrice) qui attaque au moyen de sa voix – sa voix mauvaise – le cri, mais qui protège celui qui est sorti de son corps (i.e. Horus), qui arrache le cœur, d’un mort, d’une morte, l’action d’un dieu, [l’action une déesse], le fantôme d’un dieu, ceux qui sont dans son ba [...] ... la très crainte, qui se précipite furieuse [contre les enne]mis, le feu, la flamme [... qui] sort de sa gueule pour attaquer au moyen de [toute ?] gueule [...] un mort, une morte, un adversaire, une adversaire, un fantôme, une fantôme, le feu, toute flamme, [tout] effroi, [tout] dieu, toute déesse, [toute] chose dommag[eable] qui est dans les membres d’[unetelle née d’]unetelle la craignent. C’est à moi qu’appartient la déesse auguste dans son pouvoir [sur ?...] sur ses biens, [elle] chasse [...] du fils, Horus, [elle] chasse [...] la sorcière (?), [la truie], la dévoreuse [de l’occident qu]i viennent contre unetelle née d’unetelle [...]".


On notera que l’on retrouve sur une statuette de Thouéris conservée au musée du Louvre (E25479) (23) un texte très comparable où Rerit intervient au moyen de sa voix puissante et effrayante pour chasser les démons [fig. 3] :


"Je suis la déesse hippopotame, celle qui attaque au moyen de sa voix, qui dévore, quand elle s’approche, celui qui élève la voix et qui pousse des cris, mais qui protège celui qui sort de son corps".


Voyons un autre passage où le praticien ici encore utilise le procédé de la menace de désordre cosmique pour provoquer l’intervention salvatrice des dieux :



"Autre livre de repousser la crainte, l’effroi, le cri de tchiatit (24) et de détresse qui s’élève vers tout dieu et toute déesse. Salut à vous les sept étoiles du ciel qui sont dans la grande ours, qui se dressent à leur place quotidienne, leurs visages sont tournés vers l’océan (25) (qui entoure le monde), aucun dieu, aucune déesse ne connaît vos noms et celui de l’enfant qui est à l’intérieur du lotus, venez et sauvez untel né d’unetelle de toute chose mauvaise. mais si vous n’écoutez pas (26) mes propos, alors je prononcerai vos noms devant les autres, et je vous retiendrai vers l’ouest, comme les (autres) étoiles du ciel, et osiris fera contre vous un châtiment. Récitation sur ces dieux qui sont en dessin. Faire un phylactère placé au cou de l’enfant".


En conclusion, comme on le voit, si dans ce texte médecine et magie sont mêlées, c’est d’une manière très logique : la magie traite de la protection tandis que le pronostic et l’éventuel traitement relèvent exclusivement du domaine médical. Les formulaires magiques employés procèdent des techniques ordinaires et bien connues de cette pratique : le recours à l’analogie, on assimile le cas terrestre au cas divin analogue, et donc le dieu étant victorieux, le patient, par analogie, l’est aussi ; le jeu d’intimidation, on menace le mauvais génie de rétorsions s’il ne cesse pas de troubler le patient ; mais, s’il reste sourd aux injonctions du magicien et de son arsenal de formules, on se doit d’impliquer les dieux, qui possèdent un pouvoir très supérieur à celui des génies, c’est le jeu de la solidarité forcée et si les dieux ne répondent pas à l’appel du praticien et demeurent inactifs, alors, on les menace à leur tour de catastrophes d’ordre cosmique (27). Ce texte présente donc une parfaite intégration des pratiques que nous qualifions de magiques à celles de que nous traitons de médicales, quand bien même le praticien semble, tout au long du texte, être le même. mais qu’y a t-il là, en définitive, qui doive surprendre ? Les praticiens, dans les civilisations premières et antiques, ont généralement procédé ainsi, comme le relevait déjà en 1966 l’ethnologue georges Condominas : "Le désir exprimé dans les formes requises entraîne sa réalisation ; le nom, le signe du dieu ou de l’esprit le réalise au profit de qui sait l’invoquer convenablement. Lorsque la parole acquiert une certaine matérialisation, une permanence grâce à l’écriture, sa puissance devient alors considérable. Le signe écrit qui se renforce de l’image, du signe dessi- né, devient efficace par lui-même : il n’est plus besoin de le prononcer pour provoquer son existence ; il suffit simplement de garder sur soi ou même chez soi, l’objet sur lequel la formule a été transcrite pour que celle-ci agisse par sa seule présence" (28).



1 Voir les remarques de Paul O’Rourke dans ce numéro, p. 33-40.

2 J. JOUANNA, Hippocrate. Pour une archéologie de l’école de Cnide, Collection d’Études Anciennes 141, 2e édition, paris, 2009, p. 508-509 avec notes.

3 R. O. STEUER, J. B. SAUNDERS, Ancient Egyptian & Cnidian Medicine: the Relationship of their Ætiological Concepts of Disease, Berkeley, 1959 ; J. F. NUNN, Ancient Egyptian Medicine, Londres, 1996, p. 61-62.

4 J. JOUANNA, op. cit., p. 508-510 ; Th. BARDINET, Les papyrus médicaux de l’Égypte pharaonique, paris, 1995, p. 128-138.

5 M. VEGETTI, "Entre le savoir et la pratique : la médecine hellénistique" dans M. D. Grmek (éd.), Histoire de la pensée médicale en Occident I, Paris, 1995, p. 77 ; voir ici-même les remarques de Thierry Bardinet, p. 41-52, n. 22, qui cite ce passage. on retrouve cette idée de "contamination" des pratiques médicales par la magie chez de nombreux égyptologues, e.g. : S. SAUNERON, "magie", Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Paris, 1957, p. 168a ; H. VON STADEN, Herophilus. The Art of Medicine in Early Alexandria, Cambridge (mass.), 1989.

6 W. ERICHSEN, "Aus einem demotischen papyrus über Frauenkrankheiten", Mitteilungen des Instituts für Orientforschung 2, 1955, p. 363-377.

7 pEdwin Smith 19 -20 .

8 Voir à ce sujet l’analyse de J. F. QUACK, "das pavianshaar und die taten des thot (pBrooklyn 47.218.48+85 3, 1-6)", SAK 23, 1996, p. 305-333.

9 J.F. QUACK, "methoden und möglichkeiten der Erforschung der medizin im Alten Ägypten", medizinhistorisches Journal 38, p. 3-15. A. VON LIEVEN, "‘Where there is dirt there is system’: zur Ambiguität der Bewertung von körperlichen Ausscheidungen in der ägyptischen kultur", SAK 40, 2011, p. 287-300.

10 S. SAUNERON, Le papyrus magique illustré de Brooklyn (Brooklyn Museum 47.218.15), Wilbour Monographs III, Oxford, 1970, p. VII-IX et n. 8.

11 On verra notamment le papyrus médical publié par W. WESTENDORF, "papyrus Berlin 10456. Ein Fragment des wiederendeckten medizinischen papyrus rubensohn", Festschrift zum 150 Jährigen bestehen des berliner ägyptischen Museums, Berlin, 1974, p. 247-254, pl. 33 et J. F. QUACK, "der Streit zwischen Horus und Seth in einer spätneuägyptischen Fassung" dans Chr. Zivie-Coche, I. guermeur (éd.), Traverser l ’éternité. Hommages à Jean Yoyotte, BEHE 156, turnhout, 2012, vol. II, p. 917, n. 41 ; id., "Anrufungen an osiris als nächtlischen Sonnengott im rahmen eines königsritual (pap. Berlin p.23026)" dans V. m. Lepper (éd.), Forschung in der Papyrussammlung. Eine Festgabe für das Neue Museum, Berlin, 2012, p. 165-186.

12 toutefois, jamais dans ses journaux Wilbour n’évoque les papyrus hiératiques, tandis qu’il décrit avec une certaine précision l’acquisition des documents araméens : E. g. KRAELING, The Brooklyn Museum Aramaic Papyri. New Documents of the Fifth Century B.C. from the Jewish Colony at Elephantine, new Haven, 1953 ; Ed. BLEIBERG, Jewish Life in Ancien Egypt. A Family Archive from the Nile Valley, new york, 2002.

13 m. COLLIER, St. QUIRKE, The UCL Lahun Papyri: Religious, Literary, Legal, Mathematical and Medical, BAR IS 1209, Oxford, 2004.

14 N.YAMAZAKI, Zaubersprüche für Mutter und Kind. Payrus Berlin 3027, ACHET B/2, Berlin, 2003. 15 Le texte dont nous préparons la publication est en cours d’étude, aussi les traductions données ici ne sont qu’indicatives et nullement définitives.

16 Sic car le pronom suffixe f est embarrassant, vu que x.t est féminin, toutefois, je ne vois pas comment comprendre autrement.

17 C’est-à-dire, le lieu où Isis a mis au monde Horus.

18 Voir, I. GUERMEUR, "À propos d’un passage du papyrus médico-magique de Brooklyn 47.218.2 (x+III, 9 - x+IV, 2)" dans Chr. Zivie-Coche, I. guermeur (éd.), Traverser l ’éternité. Hommages à Jean Yoyotte, BEHE 156, turnhout, 2012, vol. I, p. 541-556.

19 A. PRIES, Das nächtliche Studenritual zum Schutz des Königs und verwandte Kompositionen. Der Papyrus Kairo 58027 und die Textvarianten in den Geburtshäusern von Dendara und Edfu, SAGA 27, Heidelberg, 2009, p. 87-90.

20 "Some newly unrolled hieratic papyri in the Wilbour Collection of the Brooklyn museum", The Brooklyn Museum Annual VIII, 1966-1967, p. 100-101.

21 Voir ici-même les remarques de Paul O’Rourke à ce sujet.

22 Restitution de l’ensemble du passage d’après le parallèle du papyrus gynécologique de Kahun UC 32057, col. I, 8-12, cas n° 3 : m. COLLIER, St. QUIRKE, op. cit., p. 58, pl. IV.

23 K. JANSEN-WINKELN, "Vier denkmäler einer thebanischen offizierfamilie der 22. dynastie", SAK 33, 2005, p. 140- 146, pl. 9-11 et id., Inschriften der Spätzeit II. Die 22.-24. Dynastie, Wiesbaden, 2007, p. 92-93.

24 Ce nom n’est pas autrement répertorié. Faut-il le rapprocher de tj3/tj3w "chant effectué bouche fermée (trismus)" ? : Th. BARDINET, Dents et mâchoires dans les représentations religieuses et la pratique médicale de l’Égypte ancienne, StuPohl Sr 15, rome, 1990, p. 178-183.

25 Les analyses aberrantes du terme Ouadj-Our par Claude Vandersleyen, notamment dans Le Delta et la vallée du Nil. Le sens de Ouadj-our, Connaissances de l’Égypte Ancienne 10, Bruxelles, 2008 (extrait cité p. 166, doc. 30), ne méritent guère que l’on s’y attarde : J. F. QUACK, OLZ 105, 2010, col. 161.

26 Sans doute simplement xr placé devant la forme wnn=f ... iw=f.

27 Voir les analyses et commentaires de Serge Sauneron sur ces formulaires magiques dans "Le monde du magicien égyptien", Le monde du sorcier, Sources Orientales 7, paris, 1966, p. 36-41.

28 G. CONDOMINAS, Le Monde du sorcier, Sources Orientales 7, paris, 1966, p. 19.

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